Trois témoignages, des cloches, la liesse. La paix enfin

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Le Collectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918 fait un travail documentaire remarquable. On trouve sur son site une page contenant 11 témoignages de Poilus qui racontent leur armistice. Nous en listons 3 ici, en commençant par un extrait de “La Peur” par Gabriel Chevallier, qui devrait être plus lu, au même titre qu’”À l’Ouest, rien de nouveau” de Erich Maria Remarque ou que “Ceux de 14” de Maurice Genevoix. Puis deux autres auteurs, Ph. Jean Grange et Emile Morin nous racontent la part des cloches dans cette journée.

Pour lire les autres témoignages, rendez vous sur cette page.

Gabriel Chevallier, La Peur

Gabriel Chevallier raconte la guerre de 1914-1918 telle qu’il l’a vécue et subie, alors qu’il n’avait que vingt ans. Le quotidien des soldats – les attaques ennemies, les obus, les tranchées, la vermine – et la Peur, terrible, insidieuse, « la peur qui décompose mieux que la mort ». Parue en 1930, censurée neuf ans plus tard, cette oeuvre, considérée aujourd’hui comme un classique, brosse le portrait d’un héros meurtri, inoubliable. Voici ce qu’il raconte de l’armistice, entre incrédulité, doute et joie:

Les télégraphistes ont capté des radios. Nous savons qu’il est question d’armistice, que les Allemands ont demandé des conditions de paix au G.Q.G. Le dénouement approche.
Un matin, vers six heures, un observateur nous réveille.
– Ca y est. L’armistice à onze heures.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– L’armistice à onze heures. C’est officiel.
Nègre se lève, regarde sa montre.
– Encore cinq heures de guerre !
Il endosse sa capote, prend sa canne. Je lui demande :
– Où vas-tu ?
– Je descends à Saint-Amarin. Je déserte, je vais me mettre à l’abri et je vous conseille de passer ces cinq heures au fond de la sape la plus profonde que vous trouverez, sans en sortir. Rentrez dans le ventre de notre mère la Terre et attendez l’accouchement. Nous ne sommes encore que des embryons, au seuil de la plus grande gésine qu’on ait vue. Dans cinq heures, nous naîtrons.
– Mais qu’est-ce qu’on risque ?
– Tout ! On n’a jamais tant risqué, on risque de recevoir le dernier obus. Nous sommes encore à la merci d’un artilleur mal luné, d’un barbare fanatique, d’un nationaliste en délire. Vous ne pensez pas, par hasard, que la guerre a tué tous les imbéciles ? C’est une race qui ne périra jamais. Il y avait sûrement un imbécile dans l’arche de Noé, et c’était le mâle le plus prolifique de ce radeau béni de Dieu ! Cachez-vous, je vous dis… Salut ! On se reverra en temps de paix.
Il s’éloigne rapidement, il disparaît dans la brume du matin.
– Au fond, il a raison, me dit l’observateur.
– Eh bien, reste avec moi. Ici, on ne craint pas grand-chose.
Il s’étend sur la couchette de Nègre. Aucun bruit de guerre ne trouble le matin. Nous allumons des cigarettes. Nous attendons.
Onze heures.
Un grand silence. Un grand étonnement.
Puis une rumeur monte de la vallée, une autre lui répond de l’avant. C’est un jaillissement de cris dans les nefs de la forêt. Il semble que la terre exhale un long soupir. Il semble que de nos épaules tombe un poids énorme. Nos poitrines sont délivrées du cilice de l’angoisse : nous sommes définitivement sauvés.
Cet instant se relie à 1914. La vie se lève comme une aube. L’avenir s’ouvre comme une avenue magnifique. Mais une avenue bordée de cyprès et de tombes. Quelque chose d’amer gâte notre joie, et notre jeunesse a beaucoup vieilli.

La Peur de Gabriel Chevallier en livre de poche
Gabriel Chevallier est né le 3 mai 1895 à Lyon. Fils de clerc de notaire, il entre aux beaux-arts à seize ans mais la guerre interrompt ses études. De retour à la vie civile, il exerce de nombreux métiers et publie un premier livre en 1929, Durand voyageur de commerce, et l’année suivante, La Peur. En 1934, Clochemerle, son quatrième titre, connaît le succès. Il publiera, jusqu’en 1968, près de vingt ouvrages. Il est décédé le 5 avril 1969 à Cannes.


Ph. Jean Grange, Philibert engagé volontaire

Ph. Jean Grange, Philibert engagé volontaire

Lorsque la guerre éclate en 1914, Philibert est un jeune savoyard de 17 ans. Il doit attendre 1915 pour s’engager. Il est alors affecté en Champagne, il participe à Verdun, gagne peu à peu ses galons et devient même aspirant officier après quelques mois de formation à Saint-Cyr. Le 11 novembre 1918 il est stationné à Ville-en-Tardenois dans la Marne, il raconte:

« Dimanche. [10 novembre] Est-ce présage ou simplement coïncidence ? Le soleil nous fait la grâce de se montrer. La musique du régiment donne un concert sur la place du village : les groupes se forment, qui parlent avec animation. Au diable, la musique ! chacun a, pour l’instant, des préoccupations autrement importantes ! Des gens bien informés annoncent des choses sensationnelles : « Le Kaiser s’est suicidé ! Hindenburg a été assassiné ! … » mais au fond les conversations restent superficielles : personne n’est convaincu et chacun attend le lendemain avec une certaine anxiété.
Les radiotélégraphistes ont dressé leur antenne. Ils ont mis la dernière main à leurs appareils et, dès le soir, ils vont prendre l’écoute permanente avec la Tour. La nuit se passe calme, comme les précédentes : une nuit de gens qui ont beaucoup de sommeil à récupérer.
Lundi. Vers six heures, la T.S.F., restée muette jusque là, fait entendre son bruissement monotone. Les radios apportent vivement au P.C. du colonel les précieuses feuilles jaunes : Message de Erzberger au Gouvernement allemand – Message du Maréchal Foch aux armées alliées – tout y est. La nouvelle, destinée à rester secrète jusqu’à son annonce officielle, a cependant fusé, et dès 8 heures ce n’est un secret pour personne : l’armistice entrera en vigueur à onze heures.
Aucune joie bruyante, aucune manifestation n’accueille cette nouvelle. Il semble que les esprits éprouvent une certaine difficulté à s’assimiler cette idée. A onze heures, le lieutenant-colonel commandant le régiment réunira les officiers pour leur annoncer officiellement l’armistice : même absence de réactions. Le soir, seulement, la gaieté apparaîtra, et encore ne sera-ce qu’une gaieté spéciale, celle de l’homme qui se dit, après raisonnement : « Je dois être gai ! » ; et la nuit se passera au milieu des sonneries de cloches, sous le ciel éclairé par les multiples fusées que lancent les soldats en signe de réjouissance, et que d’autres soldats répètent, de vallonnement en vallonnement. La nuit se passera, dernière de celles que nous devons vivre à Ville-en-Tardenois, le régiment se déplaçant, dès le mardi, pour Moussy. »

Ph. Jean Grange, Philibert engagé volontaire (1914-1918)


Emile Morin, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918

Blessé lors de la deuxième bataille de la Marne en juillet 1918, Emile Morin est, le 11 novembre 1918 en convalescence à La Neuville-lès-Scey où il se mariera l’année suivante et exercera les fonctions d’instituteur. Il meurt en 1980.

« Le lundi 11 novembre, par une belle journée ensoleillée, alors que je suis en pleine forêt, j’entends de toutes parts sonner les cloches, joyeuses annonciatrices de la fin du plus horrible cauchemar que l’humanité ait jamais connu.
Une joie délirante s’empare du pays tout entier et surtout des survivants, qu’ils soient à l’avant ou à l’arrière. Je voudrais être au front à cet instant suprême, au milieu de mes camarades, pour partager leur enthousiasme après avoir partagé leurs souffrances. Mais je me demande si leur étonnement n’est pas aussi très grand et s’ils ne se posent pas, entre autres questions : « Est-ce bien vrai ?… Par quel hasard suis-je encore là ?… » Et comme je le fais, leur pensée doit se porter vers tous nos camarades, dont les noms commencent à nous échapper, et que nous avons vu tomber à nos côtés, sur tous les champs de bataille, de l’Alsace aux Flandres, fauchés, broyés, déchiquetés par la mitraille, brûlés, gazés, ensevelis, enlisés, disparus à jamais au cours d’atroces combats ou par des nuits sans lune.
Si leur sacrifice et les souffrances que nous avons endurées préparent des lendemains plus heureux, tout cela n’aura pas été fait en vain. Mais peut-on espérer en la sagesse humaine ?

Emile Morin, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Besançon, Cêtre.
1914-1918. Un instituteur franc-comtois dans l’Europe en guerre. Émile Morin, né en 1895 à La Neuvelle-lès-Scey (Haute-Saône), appartient à la génération de Poilus de l’été 1914. Son récit, appuyé sur des notes prises au jour le jour, constitue un témoignage direct de la vie du Poilu. Ce document inédit témoigne en lui-même de l’état d’esprit d’une époque révolue. Verdun (1917-1918), la Marne (1918), le massacre de l’infanterie en Champagne (1915), les mutineries de 1917… autant de batailles et de conflits, autant de souvenirs arrachés à la boue des tranchées dans l’horreur des combats…

“Voir toujours tomber autour de soi de bons camarades, en attendant son tour de faire l’ultime culbute… Et sans pour cela entrevoir la fin de cette incessante boucherie dont on finit par ne plus comprendre, ni le sens ni le but…”

Marqué à vie par ce qu’il avait vécu, le lieutenant Émile Morin décédait en 1980 non sans avoir achevé la rédaction de ses carnets, récits d’une Europe en guerre.

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